LA MEMOIRE AU BOUT DU NEZ


Quelle est cette mémoire qui resurgit avec force sous l’influence d’une simple odeur, éphémère et immatérielle ?

Par quel mécanisme l’odeur réactualise-t-elle des sensations si fortes et si variées ?

Comment agit-elle sur le souvenir pour le faire revenir avec ses moindres détails, jusqu’aux émotions qui nous envahissent comme si l’on vivait à nouveau la scène ?

 

Petite explication par Patty Canac, grâce à son expérience & ses ateliers olfactifs…

La mémoire est au centre de notre vie mentale. Elle a des frontières poreuses avec la conscience, l’attention et le langage, mais aussi avec notre capacité à nous organiser. Cela explique son fonctionnement à facettes multiples. Quant à l’odeur, elle est un support privilégié pour installer, stocker et rappeler certains souvenirs liés à notre vécu sensible.

Les progrès de l’imagerie cérébrale – scanners, IRM, TEP – ont permis de faire de faire le lien entre l’anatomie d’un cerveau lésé et les troubles de la mémoire, dont le bon fonctionnement est lié à des centres neurologiques indispensables que l’on sait désormais situer précisément.

Mais c’est dès la fin du 19è siècle que l’étude de malades amnésiques a permis de mieux comprendre les mécanismes en jeu dans les opérations de mémoire. L’hypothèse fut alors émise qu’il existait plusieurs centres de mémoires, ce qui fut validé dans les années 60, grâce à l’analyse neuropsychologique de patients présentant des formes « dissociées » des troubles de la mémoire. Certains patients oubliaient,  par exemple, une liste de mots au fur et à mesure qu’on la leur soumettait, alors même qu’ils pouvaient retrouver le bureau du médecin sans apprentissage volontaire dès le 2è rendez-vous. Chez d’autres, les événements vécus récemment s’effaçaient, alors qu’ils se remémoraient sans difficulté des souvenirs anciens.

Parmi les différentes formes de mémoire, la mémoire immédiate ne dure que quelques secondes. C’est elle qui fut affectée chez Paul, hospitalisé à la suite d’une chute de cheval : aussitôt quittée la cafétéria de l’hôpital, il oubliait ce qu’il venait d’y manger, tout comme il pouvait chercher en vain son journal rangé trois minutes auparavant. Un atelier olfactif a confirmé qu’en revanche sa mémoire ancienne n’avait pas été endommagée par son accident. Lorsqu’une touche olfactive imbibée d’odeur de sous-bois lui a été tendue, Paul a immédiatement raconté avec précision un souvenir d’enfance qui l’avait beaucoup marqué. Alors qu’il traversait en vélo la petite forêt derrière chez ses parents pour se rendre au club hippique, qu’il fréquentait déjà assidûment, il était tombé en arrêt devant un chat éventré au milieu du chemin. La vision de cet animal sanguinolent l’avait tant impressionné qu’il avait fait demi-tour et n’avait pas pu participer à la reprise de ce jour-là. Il se remémorait précisément la peur panique avec laquelle il était rentré chez lui. Sa mémoire à long terme avait conservé ce souvenir enfoui, resurgi au contact de l’odeur humide qui régnait alors dans la forêt.

La mémoire immédiate, ou mémoire à court terme, est aussi celle de l’apprentissage. Chez Mathieu, autre patient assidu aux ateliers olfactifs, elle fonctionnait parfaitement : après chaque exercice, il se rappelait précisément du nom des odeurs qu’il venait de sentir. Sa mémoire inconsciente n’était pas altérée non plus, c’est elle qui lui permettait de se souvenir du trajet qu’il devait emprunter pour se rendre à la salle des ateliers depuis sa chambre. En revanche, il ne parvenait pas à retenir une liste de noms d’épices qu’on lui dictait, car son traumatisme crânien l’avait privé de mémoire consciente, tout comme elle le privait de sa mémoire rétrograde, celle d’avant son accident. En effet, il ne parvenait plus à se souvenir du visage de sa petite amie avec laquelle il vivait depuis plusieurs années…

 

LES DIFFERENTES  FORMES  DE  MEMOIRES :

 

Les mémoires déterminées par le facteur temps :

>> mémoire à COURT  TERME (ou « DE TRAVAIL ») : elle dure de quelques secondes pour se prolonger toute la vie ;

>> mémoire RETROGRADE : c’est celle d’avant l’accident qui a rendu amnésique ;

>> mémoire ANTEROGRADE : c’est la mémoire après l’accident.

 

Les mémoires déterminées par la façon d’apprendre :

>> mémoire CONSCIENTE (ou EXPLICITE) : j’apprends une leçon ;

>> mémoire INCONSCIENTE (ou IMPLICITE) : en regardant le journal télévisé, j’enregistre, sans m’en rendre compte, la couleur de la cravate du présentateur ;

 

Les mémoires déterminées par le stock des connaissances apprises :

>> mémoire SEMANTIQUE : « je sais ». C’est mon encyclopédie personnelle, le stock de mes connaissances ;

>> mémoire  AUTOBIOGRAPHIQUE : « j’ai vécu ». C’est mon histoire personnelle ;

>> mémoire  PROCEDURALE : « les gestes que j’ai appris ». Ce sont les gestes que je maîtrise suite à un apprentissage comme skier, conduire, faire du vélo…

 

Ces différentes mémoires existent indépendamment les unes des autres, mais peuvent s’entrecroiser et se superposer en certains points : la mémoire sémantique est souvent ancienne et rétrograde, et elle peut par ailleurs être consciente ou inconsciente. La mémoire autobiographique peut être antérograde et inconsciente. Malgré tout, chacune d’elles ayant une vie autonome, l’une peut être lésée sans que les autres ne soient pour autant affectées.

LA PERCEPTION D’UNE ODEUR, ainsi que SON SOUVENIR, se situent dans les circuits de ces modèles de mémoire. Comme pour les autres entrées sensorielles (la vue, le toucher, le goût, l’ouïe), l’odorat imprime les informations reçues dans une mémoire perceptive immédiate. Ensuite, ces informations entrent dans des circuits de stockage de la mémoire à long terme. Sur le plan conscient, l’odeur perçue laisse rarement indifférent : elle s’accompagne le plus souvent d’un jugement affectif immédiat, « j’aime » ou « j’aime pas ».

De plus, il est fréquent que l’odeur soit associée à une scène multi-sensorielle, comme celle que raconte Benjamin :

« J’aime l’odeur de gasoil. Pour moi, elle sera toujours associée aux mercredis après-midis, quand, pour la première fois, on m’avait accepté dans le garage où travaillait mon père. J’avais 14 ans, je servais l’essence et je faisais enfin partie du monde des grands ».

 

Une odeur dont on se souvient a non seulement été sentie mais aussi ressentie. Notre mémoire inconsciente a d’autant mieux enregistré une odeur avec précision que l’instant où on la perçoit est aussi un moment particulier de notre vie. La mémoire de Paul a ainsi fixé l’odeur de sous-bois à la vue du chat sanguinolent, un moment de sidération de sa petite enfance. La présence de Benjamin dans le garage de son père marquait pour lui une période importante, l’odeur du lieu est, depuis, devenue incontournable. Ou Solène, qui ne peut pas ouvrir un pot de confiture de coings sans nostalgie :

«  L’odeur de pâte de coings tiède régnait dans la maison de ma grand-mère aux vacances d’automnes. Elle disposait la pâte orangée sur des plats carrés qu’elle mettait à refroidir sur la fenêtre, avant de me tendre une assiette creuse en verre transparent, pareille à celles des cantines. Une assiette qu’elle avait spécialement garnie pour moi, car elle savait que je n’appréciais sa pâte de coings qu’encore tiède ».

 

Comme on peut le constater, un SOUVENIR OLFACTIF est souvent précis et foisonne de détails. En effet, au moment même où l’on enregistre l’odeur, on fixe aussi toutes les autres perceptions sensorielles : on voit, on entend, on a froid, on est heureux ou on a peur… Tout cela forme une scène dans laquelle s’inscrit l’odeur. C’est pour cette raison qu’une odeur ressentie peut s’imprimer profondément et inconsciemment dans notre mémoire autobiographique : elle y est associée aux sensations physiques, au contexte, au paysage, aux personnages de l’époque… Cette mémorisation à « entrées multiples » est propre au monde des odeurs.

Retrouvée au hasard des courants d’air, une odeur ressentie par le passé a donc le pouvoir de provoquer un éclair de plaisir, d’expression, elle peut même être à l’origine de l’évocation de toute une scène vécue.

 

Source : "le guide de l'odorat" de Patty Canac. 


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